Devenir une victime, devenir féministe

« Et pourtant, en effet, devenir une victime est un processus difficile et douloureux. Devenir une victime, devenir féministe, a un coût émotionnel double, en modifiant notre rapport à notre propre existence, et en nous associant à l’expérience des autres.

Devenir une victime et devenir féministe change d’abord notre rapport à notre propre vie et à notre agentivité (notre capacité à être agentes de notre propre vie et à en avoir le contrôle, à agir sur le monde et sur les choses). Delphine Seyrig, dans une autre interview, interrogée sur ce qu’est le féminisme, répond :

« C’est la prise de conscience de toutes sortes de choses, à savoir que je ne suis pas libre. On dit volontiers, et à tort à mon avis, qu’il existe des femmes libres, et je crois que c’est faux. Je suis la première à savoir que je ne suis pas libre. Par conséquent, il est normal que je sois en mouvement pour être libre. »

Cette question évidemment extrêmement complexe et a largement alimenté les réflexions des mouvements féministes, autour de l’idée d’empowerment et de la critique de cette notion, de l’image illusoire des « femmes libres » que mentionne Seyrig à celle des « femmes fortes » ou des « femmes de tête », présentées comme des exceptions qui doivent leur liberté à leur force intérieure, leur « résilience », leur liberté individuelle. Virginia Woolf elle-même écrivait « Lock up your libraries if you like; but there is no gate, no lock, no bolt that you can set upon the freedom of my mind ». Ces formes de liberté sont précieuses, y compris pour moi en tant que féministe, mais seulement à condition d’en cerner les limites sociales et politiques. Car si nous sommes cantonnées à ces libertés restreintes (la liberté intérieure, la création, ou même la sexualité libérée que revendiquent plusieurs signataires de la tribune) c’est bien qu’en définitive, nous ne sommes pas libres.

Ainsi, défendre la liberté sexuelle comme quelque chose qui se passe dans nos têtes (et éventuellement dans notre éducation), et non comme une capacité socialement conditionnée par l’égalité de genre (par l’autonomie économique, par l’absence de violences sexuelles systémiques), relève de cette conception individualiste et libérale qui n’a pas trop de mal à se dire « féministe » sous prétexte que les femmes qui la soutiennent ne sont pas de timides vierges effarouchées. Elles affirment que nous sommes libres « d’accepter ou de refuser le jeu social » de séduction qui passe par des gestes non-consentis. Je le dis en tant que féministe : c’est une imposture. Nous ne contrôlons pas ce jeu social et nous n’en faisons pas les règles. »

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